Raise your weapon.
Shannon.
28 mai 2006
« - Eve, si t’es pas en bas dans deux minutes, tu seras privée de sortie pendant un mois au moins !
- Attends, je finis de me maquiller !
- J’en ai rien à faire de ton maquillage, d’ailleurs j’aimerais bien que tu arrêtes de te maquiller comme un camion volé. Tu n’as que treize ans putain !
- Papaaaaaaa, Maman a dit un gros mot !
- Va dans la voiture tout de suite Nate ou tu te prends un coup de pieds au cul.
- Mamaaaaaaan, Papa il a dit un gros mot ! Aieuuuuh pourquoi tu me tapes ?!
- Tout le monde dans la voiture TOUT DE SUITE ! »
Comme tous les matins chez les Wainwright, l’ambiance était agitée. Il fallait que tout le monde soit fin prêt pour huit heures, afin que Daniel, le père de famille, dépose les enfants au collège. C’était une famille comme les autres en tout point. Daniel était cadre supérieur, directeur d’un service de communication au sein d’une entreprise irlandaise. Sa femme, Kathryn, était au sommet de sa carrière de journaliste et voyageait régulièrement aux quatre coins du pays. Les trois enfants avaient chacun deux ans d’écart : Prudence, 15 ans, puis Evangeline, 13 ans et enfin Nathaniel, 11 ans. Maison datant du dix-neuvième siècle dans le quartier ancien de St Jude, revenus plus que corrects, vacances dans une station balnéaire au sud de l’Angleterre, un chat et un poisson rouge.
Cette matinée commençait donc comme toutes les autres : dans les hurlements. Elle s’enchaîna également comme les autres : Daniel embrassa Kathryn avec tout l’amour qu’il lui vouait depuis exactement 19 ans, démarra la voiture, déposa les deux plus jeunes au collège, Prudence au lycée puis prit l’autoroute pour se rendre à la grande ville voisine où il travaillait. Kathryn quant à elle, sauta sous la douche pendant que son portable sur lequel avançait son dernier article s’allumait.
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« - Mr Wainwright ? Inspecteur Keane, de Shannon. Votre maison a été vandalisée…
- Quoi ? Par qui ? Kathryn va bien ?
- Mr Wainwright… Votre femme… Elle a été emmenée à l’hôpital mais elle a perdu beaucoup de sang. Vous devriez rentrer sur le champ. »
Une heure plus tard à peine, le chirurgien devait annoncer à la famille entière que Kathryn n’avait pas pu être sauvée. Qu’ils ne savaient pas ce qui l’avait attaquée car son corps comportait juste une ouverture béante au niveau du cou et qu’elle avait du perdre connaissance très rapidement. Probablement une bête sauvage, car la maison présentait des traces de lutte. Probablement…
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Changing the rain.
Londres.
13 octobre 2010
13 octobre – 20h09
Je viens de rentrer de la piscine. J’ai battu mon record personnel en 100m crawlé, l’entraîneur a dit qu’à ce rythme, je pourrais tenter les régionales au début de l’an prochain, mais il pense que je dois arrêter de m’épuiser. Je passe en moyenne 4 heures par jour à la piscine, c’est pas énorme je trouve. De toute façon, je passe la moitié de ce temps à rien faire. Faut que ça change d’ailleurs, parce que je compte bien les gagner moi les régionales. Je vais exploser toutes ces biatchs décolorées.
… Merde je suis aussi une biatch décolorée.
J’ai mangé avec Mike ce midi. C’était cool, sauf au moment où il m’a redit qu’il était amoureux de moi. C’est gentil et tout, j’adore passer du temps avec lui mais je me sens trop mal quand il me dit ça. Je sais qu’il faut que je le largue, les filles me le répètent h24. Et puis je me fais tellement draguer par Alejandro, le nouveau qui vient d’Italie, je sais pas combien de temps je lui résisterai. J’ai beau faire la fille qui s’en fout (c’est le meilleur moyen d’avoir ce qu’on veut), il me plait beaucoup. Mais je sais qu’avec lui, ce sera juste coucher ensemble et basta. Déjà que j’ai une réputation de grosse salope, je préfère éviter ça. Même si je m’en fous de ma réputation, c’est tellement faux ce que racontent les gens. Je me suis pas tapé tant de gens que ça. (bon si, mais c’est pas grave) Par contre ça m’énerve ceux qui disent que je trompe Mike. Je lui ferais jamais ça, il est trop adorable ça me briserait le cœur. Il m’a dit qu’il me suivrait jusqu’à Shannon si je le veux, c’est pas carrément trop gentil ça ?
Ah ouais parce que je retourne à Shannon l’an prochain, je l’ai décidé. Papa et Nate font comme si leur « nouvelle vie » à Londres (comme ils disent) était parfaite. Au final, mon père est juste plongé dans son boulot et Nate passe sa vie à fumer avec ses potes (et moi mais faut que j’endosse le rôle de grande sœur un de ces quatre). J’ai l’impression que seules Pru’ et moi pensons à Maman. Enfin, Pru’, on se parle que dalle depuis qu’elle est à l’université. Elle fait que dormir ici, elle sort le reste du temps. Enfin elle ne parle même plus à Papa donc bon, j’imagine que j’ai de la chance. Elle m’avait expliqué que son mec lui permettait de tenir. Elle s’inquiète trop pour moi, elle est persuadée que je suis anorexique, ça me saoule. J’ai pas un grand appétit, certes, mais faut pas pousser. Elle dit que je fais une dépression (ça se la pète maintenant que ça fait des études de psycho). Heureusement qu’elle a pas vu mes cicatrices, ça l’inquiéterait carrément plus. (j’ai arrêté mais ces putains de cicatrices partent pas. Je suis vraiment trop conne.)
Bref, oui je retourne à Shannon. En sciences éco’ en principe. Non pas que ça me passionne, mais c’est la seule chose en laquelle je suis bonne (avec les maths. Et l’anglais. Et la bio. Ouais bon ça va). Papa dit que je gâche mon potentiel et que je devrais rester à Londres. Fuck. Je veux retrouver ma maison et mes amis. Ca fait bizarre quand même, de se dire que je vais vivre seule là bas. J’ai demandé à Prudence si elle voulait pas me rejoindre mais bon forcément, ça la saoule de quitter UCL pour Eagna. Et puis je crois qu’elle n’a pas non plus super envie de voir des souvenirs de Maman partout. Normal.______________________________________
Livin’ on a prayer.
Shannon.
5 mai 2012
« - Evangeline, c’est notre deuxième rencontre depuis le mois de novembre. Cette fois-ci, c’est ton professeur de mathématiques t’a demandé de venir me voir, c’est bien cela ?
- Moui.
- Il s’inquiète pour toi. Il m’a rapporté que tu n’écoutais plus du tout en cours, que tu passes ton temps à rêvasser et à dessiner. Tu ne restes pas une seconde de plus que nécessaire à l’université et tu te précipites vers la piscine municipale pour y passer la majeure partie de ton temps. D’ailleurs, tu t’es fait une déchirure musculaire à l’épaule, n’est-ce pas ?
- Oui mais c’est guéri. Puis j’ai pas le choix si je veux participer aux nationales, il faut que je m’entraîne.
- Tu es persévérante, c’est bien. Mais tu estimes normal que le sport passe avant tes études ? Tu comptes te lancer professionnellement ?
- Je compte rien du tout, j’attends de voir le déroulement des choses. Ca sert à rien de prévoir pour être juste déçue après. Et les cours ne m’intéressent pas en ce moment, c’est pas ma faute, j’ai pas la tête à ça. Ca va faire 6 ans que j’ai plus de mère putain, c’est plus important. Et puis je suis fatiguée. Mais vous inquiétez pas ça va passer.
- L’absence de ta mère te blesse beaucoup, c’est normal. Tu vis seule en plus, n’as tu jamais eu envie d’être en colocation par exemple ? Ca pourrait t’aider à évacuer tes pensées noires.
- Bof. J’aime bien être seule.
- Ton professeur t’a décrite comme une fille très sociable, extravertie et avec beaucoup d’amis, c’est bien. Tu sors souvent ?
- Je suis étudiante en première année, bien sûr que je sors souvent ! Je vais pas rester chez moi à rien faire.
- Et il t’arrive de consommer des substances illicites ?
- Si c’est ce que vous voulez savoir, non je ne suis pas absente en cours à cause de la drogue puisque je fume maximum un pet’ par mois.
- Ne t’énerve pas, c’était juste pour m’informer.
- Bon je dois retourner en cours là, en plus j’ai maths, il va encore raconter à tout le monde que je suis pas motivée.
- J’ai juste une dernière question : est-ce que tu manges suffisamment ? Peut-être est-ce la cause de ton inattention et de ta fatigue ?
- Au revoir madame.
- Reviens me voir quand tu veux Evangeline, je suis toujours disponible pour parler. »
Elenore, conseillère d’orientation et psychologue depuis quinze ans, sortit le dossier comportant le nom de sa jeune élève, afin d’y ajouter les mentions suivantes :
refuse de se projeter dans l’avenir ; solitaire ; besoin d’affection ; problèmes familiaux ; dépréciation de soi ; anorexie ? Elle relu l’intégralité du dossier qu’elle tenait depuis le début de l’année, qu’elle continuerait à remplir au fil du temps. Elle savait pertinemment que la jeune fille reviendrait la voir, parce que cela se lisait sur son visage. Elle avait besoin de parler, mais visiblement ne savait pas vers qui se tourner. Elle ajouta enfin un dernier mot :
peur d’accorder sa confiance.